Je porte à mes lèvres le bâton du diable; j’inspire profondément une bouffée de ce poison et cale ma respiration, les yeux fermés. La fumée pénètrent mes poumons, mordent les tissus petit à petit, tandis que je relâche enfin les dernières vapeurs. Je sais ce que vous vous dites, une gamine de quinze ans n’a rien à faire avec une cigarette en main; pourtant j’étais bel et bien là, assise sur un banc du parc, tirant allègrement sur ce tueur. Certaines me trouveront des excuses, mais la vérité est tout autre; je fume parce que j’en ai envie, fin de la discussion. Je l’avais clamé haut et fort à ma famille depuis le début; peu m’importait qu’ils désapprouvent, peu m’importait de lire la déception dans les yeux de ma tante et de donner le mauvais exemple à Prunelle. Je n’étais pas la petite fille parfaite que tout le monde pensait que j’étais, j’en avais marre de passer pour la coincée de service, plongée dans les livres plutôt que dans les soirées les plus décadentes. Il fallait que tout ça change, il fallait que l’image qui me collait à la peau change une bonne fois pour toute. Non que j’en avais à faire que l’on me prenne pour un rat de bibliothèque, après tout je l’étais, je n’en avais pas honte. Mais de là à penser que je ne savais pas m’amuser, non, ce n’était pas tolérable. J’étais parfaitement capable de me déchaîner comme tout le monde.

« - Tu sais, ça va te tuer ce truc si tu continues. » Cette voix, je l’aurais reconnue entre milles. Ce ton de voix rempli de reproche et dure, ça ne pouvait être que Reed. Je tournai lentement la tête afin de regarder mon grand frère et son regard accusateur. Remady Magnus-Wexforth, plus connu sous le diminutif de Reed, le seul homme de la famille. Que serait ma vie sans sa présence ? Malgré nos nombreuses disputes, mes reproches et son caractère bien trempé. Je le regardais s’asseoir à côté de moi, un sourire se dessina sur mes lèvres. « La vie en elle-même nous tue, alors autant en profiter, non ? » lançai-je, recherchant une quelconque réaction à ces mots. Il savait combien m’exprimer clairement était compliqué, je préférais éluder les remarques inutiles, sous peine de faire éclater une dispute. Il semblait que j’attirais les problèmes familiaux, aucun membre de ma famille n’arrivait à me parler sans les exaspérer par mes réponses vagues, trop sérieuses ou bien trop acerbes. Que pouvais-je donc y faire ? Je ne pouvais pas changer ce que j’étais, je n’en avais pas spécialement envie non plus. « Ça va faire deux ans aujourd’hui. » Sa voix n’avait pas tremblée, il l’avait annoncé comme si c’était une constatation, rien de plus. Pourtant, je voyais bien qu’il souffrait, ses yeux gueulait cette injustice, on lui avait enlever encore un être cher. Ma gorge se serra sous le coup de l’émotion, tandis que je prenais doucement la main de mon frère et posai délicatement ma tête sur son épaule. « Je sais. Elle me manque à moi aussi » soufflai-je, le regard dans le vide. Bien sûr que Larissa me manquait, c’était ma sœur après tout. Pourtant je lui en voulais d’être partie, de nous avoir laissée ici bas, bien que je cachais mes rancunes à ma famille. Inutile de souligner que j’étais insensible, que mes yeux étaient plus secs que le Sahara lorsque je parlais des parents ou même de Clary. Mon cœur se pinça en pensant à toute la douleur qui devait ravager Reed de l’intérieur, je ne pouvais rien y faire, et croyez-moi que ça me tuait.

Ce furent les seuls mots que nous échangeâmes. Nous n’avions pas besoin de parler, je n’en avais pas envie. Reed ne devait pas non plus en ressentir le besoin puisqu’il n’ajouta rien. Que rajouter de plus ? Excepté qu’elle nous manquait, et nous manquerait un peu plus chaque jours. Il paraît qu’au fil du temps, on s’habitue à l’absence des êtres morts. Je pense personnellement que la personne qui a dit ça n’avait aucune idée de qui était Clarissa. Bien que notre relation était loin d’être idyllique, je ne pouvais nier qu’elle avait été le pilier principal qui tenait et régissait notre monde. Le destin nous avait arraché une partie essentielle de notre vie. J’étais celle qui s’en était le plus vite remise. Ce n’est pas pour rien que j’avais la réputation d’être insensible, je n’avais versé que peu de larmes à son enterrement, cette rage qui me consommait intérieurement s’était occupée de chasser mes peurs, mes blessures. Était-ce pour cela que j’étais la plus indépendante de la famille ? Que je me débrouille mieux seule qu’aidée par les autres ? Et pourtant son départ m’avait profondément entaillée, plus qu’ils ne pouvaient l’imaginer.
Je soupirai doucement, fixant l’horizon. Les mots ne sortaient pas, et j’espérais de tout cœur qu’il comprenne mes silences, et tout ces non-dits. Nous sommes restés là longtemps, le temps semblait passer si vite, et pourtant aucun de nous n’avait bougé. Ce fut un des rares moments où le simple fait de rester ensemble plus de trente secondes ne s’était pas révélé fatal.

Une fois de plus, mon esprit vagabonda, loin de ce banc, loin de ce parc. Au fond, j’étais bien différente de Reed, je n’avais pas ce besoin de me rebeller autant, de montrer que j’étais courageuse. Peut-être parce que je ne l’ai jamais été, j’ai toujours été de celles qui fuyaient leurs problèmes plutôt que de les affrontés entre quatre yeux. Et pourtant, je sentais bien que quelque chose nous reliait, bien plus que ce nom de famille. J’étais intimement persuadée que nos blessures nous rapprochaient, que nous ne montrions qu’une minime partie de la guerre qui avait lieu dans nos têtes, au fond de nos entrailles.