Nous sommes deux. Elle. Et moi. Je m'en veux, je lui en veux, et je leur en veux. À eux. Père. Mère. Tout est de leur faute. Car nous sommes deux. Elle. Et moi. Nous sommes deux. Une de trop.

Mes doigts tremblaient sur la poignée. Je le voyais encore plus que je ne le sentais. Et Elle aussi le verrait, j'en étais sûre. Elle devinerait dès l'instant où j'aurai franchi la porte que quelque chose n'allait pas. Mais jamais, non jamais, Elle ne se douterait de ce qui n'allait pas. Parce qu'Elle avait beau avoir l'air parfaite – une parfaite petite poupée rousse, à l'instar de mon propre visage poupin – Elle ne s'était jamais assez intéressée à moi pour comprendre ce que je ressentais. Une étrange tristesse déferla comme une vague dans mon esprit, me déstabilisant au passage. J’avais l’habitude de cette indifférence entre nous. Pour cause, elle durait depuis notre petite enfance qui, malgré le fait que nous soyons semblables jusqu’au plus petit et plus insignifiant détail, s'était passée de façon radicalement opposée. Ce fut cette fois un frisson de colère qui me fit trembloter. J'aurais voulu qu'Elle disparaisse. Pour toujours. Je La détestais. Je La détestais comme jamais on n'avait pu haïr quelqu'un auparavant. Je La détestais au point de vouloir prendre Sa place. J'aurais donné tout ce que je possédais, et plus encore, pour être Elle, ne serait-ce que quelques heures. Mes paupières se fermèrent, je toquai doucement à la porte. C'était la règle, ici. On n'entre pas dans Sa chambre sans en avoir reçu l'autorisation. Bien sûr, personne ne s'était jamais gêné pour s'introduire dans ma chambre quand bon lui semblait. « Qui est-ce ? » Et le droit de véto, qui plus est. Je soupirai, tentant de contrôler ma voix, à peine plus aiguë que la sienne. « Saphia. » Il y eu un silence. Je comprenais, pour ainsi dire, Son hésitation à m'ouvrir. À ce moment résonna un son qui m'étonna plus que de raison. Les ressorts de Son matelas craquèrent légèrement, et au bruit de Ses pas feutrés sur le plancher, je compris qu'Elle approchait. La porte s'ouvrit sur Elle et je remarquai directement Ses prunelles soupçonneuses. « Qu'y a-t-il ? » Elle resta dans l'embrasure, à me fixer, sans la moindre intention de me proposer d'entrer. Mais je m'y étais préparée, je ne m'attendais à rien d'autre. Mon amertume décupla et mes poings se serrèrent inconsciemment le long de mes flancs. Je priai pour qu'Elle ne remarque rien, pour que j'aie le même air que d'habitude. « Je... je me disais qu'on pourrait peut-être... aller faire un tour ? » Ses sourcils si bien dessinés se soulevèrent sous la surprise. En un peu plus de dix-huit ans, pas une seule fois nous n'étions allées « faire un tour » toutes les deux. Même avec cette expression de franche stupéfaction sur le visage, Elle restait la plus belle de nous deux. Elle était encore une adolescente, tout juste majeure dans le monde des sorciers, et pourtant jamais on ne l'aurait traitée de gamine, ni comme une gamine. J'eus envie de pleurer, mais Ses yeux qui m'analysaient, cherchant le piège, m'en dissuadèrent. « Juste comme ça... Histoire de passer un peu de temps ensemble. » Je suppose qu'Elle fini par penser que j'étais sincère – ou peut-être avait-Elle dans l'idée que j'essayais de devenir amie avec Elle pour devenir Sa vassale – car Ses épaules s'affaissèrent légèrement, signe qu'Elle soupirait. « D'accord. » Elle tourna les talons, s'approcha de la fenêtre et chaussa les bottines de cuir qui étaient impeccablement rangée sous la fenêtre puis me fit de nouveau face. Délicatement, sans faire de bruit, Elle referma la porte de la pièce, et du bout des lèvres, marmonna un formule qui en verrouilla l'accès. Sa baguette magique retourna à sa place, dans la poche de Sa veste en jean, qu'Elle portait par-dessus sa robe brune. Ni Elle, ni moi ne pipâmes mot en descendant les marches de la demeure familiale. Ça résumait assez bien la relation que nous entretenions jusque là. Indifférence. Jalousie pour ma part, mépris pour la sienne. Je n'en pouvais plus. Il fallait que cela cesse. De n'importe quelle façon, je m'en fichais, tant que je n'avais plus à La supporter. « Je suis contente que tu sois venue me proposer de t'accompagner marcher. » Je redressai la tête, ne plongeant cependant pas mon regard dans le Sien. Nous étions dehors. Dans le jardin, juste à côté des bois. Elle se moquait de moi, je refusais d'entrer dans Ses moqueries. Je ne répondis rien. « C'est dommage qu'on ne soit pas plus proches, toi et moi. Mais nous restons jumelles, et je t'aime malgré tout, tu sais. » Non. Tais-toi, tais-toi. Je sentais mon visage se décomposer, mes doigts se remettre à trembler. Pourquoi ? Qu'est-ce qui Lui prenait de dire ça ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? J'avais envie de Lui hurler de la fermer, de L'étrangler, de m'arracher les oreilles, tout plutôt que de l'entendre affirmer qu'Elle m'aimait. Ce n'était que mensonges, je le savais, j'en étais sûre. Elle voulait semer le doutes dans mon esprit, me faire croire que je pouvais Lui faire confiance, Elle voulait me manipuler. Mais je ne me laisserai pas piéger comme ça. Pas cette fois-ci. Brusquement, sans prévenir je reculai d'un pas, brandis ma baguette vers Elle et hurlai : « Accio Baguette ! » Sa propre baguette vola hors de sa poche pour s'écraser tout droit dans la paume ouverte de ma main gauche. Elle laissa échapper un cri de surprise et fit volte face. Elle avait l'air choquée, effrayée. Tant mieux. « Mais qu'est-ce que tu... » Je ne Lui laissai pas le temps de terminer. « Boucle-la ! » Elle se tut immédiatement, face à mon air furieux. Elle se tenait face à moi, légèrement recroquevillée. Savait-elle que je n'hésiterais pas à L'attaquer si Elle faisait mine de vouloir me la mettre à l'envers ? Je n'en savais rien, et je m'en fichais pas mal. Pour la première fois de ma vie, j'étais celle qui était en position de force, celle qui tirait les ficelles. « Maintenant, ma très chère sœur, tu vas m'écouter attentivement, je ne me répéterai pas deux fois. » Je marquai une pose, vérifiant qu'Elle ne cherchait pas un moyen de récupérer sa baguette et de se précipiter dans les jupons de maman. « Tu vas disparaître. Je me fiche de savoir où tu iras, ou ce que tu feras, deviendras, ou quoi que ce soit d'autre. » J'avançai très lentement vers Elle, redressant un peu plus le bout de la baguette à chaque pas. Comme un aimant, Elle reculait, s'enfonçant de plus en plus dans les bois, à mesure que je me rapprochais d'Elle. Elle semblait réellement effrayée, maintenant. Tant mieux. « Tu vas disparaître. Et moi, je vais prendre ta place. » Elle hoqueta, écarquilla les yeux, trébucha, se rattrapa. « Qu... quoi ? Mais tu es devenue folle, Saphia ! » Elle me jeta un regard désespéré. « La faute à qui ? » rétorquai-je, d'une voix chargée de haine. « M... mais enfin, qu'est-ce que j'ai fais ? » Son air sincère me dégouta, et ma baguette se dressa d'elle-même. Elle poussa un cri de douleur lorsque mon sortilège cuisant L'atteignit au bras. « Saphia ! » Elle recula encore. « Non ! Non, j'en ai marre, frangine. Ne compte pas sur moi pour être gentille, cette fois. Depuis qu'on est gamines, c'est toujours toi que papa et maman applaudissent, toi qu'ils présentent à leurs collègues, toi qui est choyée, aimée, récompensées, écoutée, toi qui est félicitée pour tes performances magiques et ton astuce, alors que moi, je reste à l'arrière-plan, je compte à peine. Alors vas-y, sœurette, prouve que nos parents ont raison de te favoriser. » Je me rendis alors compte des larmes qui coulaient sur mon visage. Je devinais que mes joues s'étaient rougies, que mes lèvres étaient pincées, retenant les sanglots. Je devinais que je devais avoir l'air aussi pitoyable qu'Elle, à cet instant, pleurant aussi. Sauf qu'Elle ne se donnait aucun mal pour retenir Sa peur, Son chagrin, Son désespoir. « Saphia... Saphia, s'il te plait.. Ce n'est pas ma faute, ce n'est pas moi qui ai voulu ça, s'il te plait, je te promets, Saphia... » Je ne me laissai pas attendrir par Ses yeux humides et rouges. Je m'approchai vivement d'Elle, le visage fermé. « Donnes-moi tes vêtements. » Sans cesser de sangloter, menacée de ma baguette, Elle s'exécuta, retirant maladroitement Sa veste, Ses bottines et Sa robe, que je revêtis prestement. Je relâchai mes cheveux, tout en L'observant enfiler ma jupe brune et mon tee-shirt blanc et trop large. Je ne me sentais pas à l'aise dans Ses vêtements, j'avais l'impression d'être sale. Mais je n'y prêtai pas attention. « Et maintenant, tu vas t'en aller, et ne plus jamais revenir. » Elle renifla. « Saphia, non, s'il te plait, je t'aiderai ! Je ferai en sorte que papa et maman fassent plus attention à toi. Je te promets, Saphia... » Je m'avançai, Elle trébucha, tomba en arrière. « N'essaie même pas de prévenir qui que ce soit, je sais jouer la comédie mieux que tu ne le penses. » Elle fit quelques pas sur les genoux. « S'il te plait... » Elle se redressa. « Vas-t'en. » Elle éclata de nouveau en sanglots. « Saphia... » Je lui adressai un regard méprisant, redressai ma baguette en m'écriant : « Vas-t'en ! » Elle tourna les talons et se mit à courir aussi vite qu'Elle put, mettant le plus de distance possible entre Elle et moi. J'entendis Ses pas et Ses sanglots pendant de longues minutes, jusqu'à ce que le silence se referme sur moi. Alors, je sentis comme une pulsation bruyante et assourdissante dans ma tête, je gémis, je me remis à pleurer, je tombai à genoux, me recroquevillai, le menton sur la poitrine, les bras enroulés autour de moi.

Le visage pâle, les yeux effrayés, je déboulai en courant dans le jardin de chez nous. J'ouvris la porte d'entrée à la volée. « Mère ! Au secours, mère ! » Une femme au physique très semblable au mien se précipita vers moi, je me jetai dans ses bras. « Manoëlle, mon cœur, que se passe-t-il ?! Tu vas bien ? » Je hochai vivement la tête, redressai vers elle un regard qui parlait de lui-même. « Mère, c'est... c'est Saphia ! Elle s'est enfuie ! J'ai essayé de la retenir, mais elle m'a crié dessus, puis elle est partie ! » Ma mère me dévisagea, l'air perdue. « Quoi ? » Je lui pris la main. « Saphia... Saphia... » Elle me prit contre elle, caressa mes cheveux. « Ce... ce n'est rien, Manoëlle chérie, on va la retrouver. » Mes yeux brillèrent d'une lueur farouche qu'elle ne put voir, en entendant l'hypocrisie qui teintait sa voix.

Un moment pour vivre, un moment pour mourir, un moment pour rire, un moment pour pleurer, un moment pour comprendre, un moment pour oublier, un moment pour se battre. Inutile d'agir comme si tout était compliqué.

Les sourcils de Saphia se froncèrent, son visage se redressa. Depuis cinq bonnes minutes, elle avait la désagréable impression d'être observée. Elle avait souvent l'impression d'être observée ces temps-ci, et elle ignorait si c'était elle qui devenait paranoïaque, ou si c'était toujours ainsi, dans la vie de Manoëlle. Son regard parcourut la salle de classe, jusqu'à tomber sur un jeune homme aux yeux noirs. Assis sur le canapé face à celui sur lequel elle était installée, il la dévisageait sans chercher à se cacher. Son cœur fit un bond. Elle le reconnaissait, c'était un ami de sa sœur, elle ne parvenait pas à remettre le doigt sur son prénom. Voyant qu'elle ne pipait mot, un petit sourire se peignit sur les lèvres du garçon, qui se pencha en avant. « Tu as changé, Manoëlle Kilians. » Saphia ne broncha pas. Elle avait apprit à ne pas réagir à ce genre d'attaques auxquelles elle avait parfois droit depuis son retour à Poudlard. École qu'elle avait réintégré car cela lui laisserait le temps de comprendre parfaitement comment fonctionnait sa sœur, avant d'affronter ses parents. Sauf que le garçon attendait. « En bien, j'espère ? » Ce fut à son tour de rester silencieux. C'était sans doute un élève de Serpentard. Et elle savait qu'il avait raison. Elle avait beau être la seule et unique Manoëlle, à présent, il y avait des détails qu'elle devait modifier pour enfin se sentir totalement à l'aise. « Peut-être bien. C'est bizarre, depuis qu'on est revenus à Poudlard, tu es plus... relax. Tes parents auraient-ils arrêter de te mettre la pression ? » Leurs parents, mettre la pression à Manoëlle ? N'importe quoi. Saphia ne put s'empêcher de grimacer face à cet odieux mensonge, ce qu'il dut prendre pour une réaction direct à la situation qu'il croyait vraie. Mais la jeune brune se reprit immédiatement et hocha vaguement le menton. « On peut dire ça comme ça. » Jouer le jeu. Jouer le jeu. C'était devenu l'unique préoccupation de Saphia. Le brun marmonna un vague « tant mieux » avant de regarder ailleurs, laissant à Saphia tout le loisir de réfléchir. « De quoi suis-je accusée d'autre, monsieur le juge ? » Le garçon éclata de rire, ce qui n'était pourtant pas vraiment le résultat recherché. « Manoëlle ! Depuis quand as-tu le sens de l'humour ? » Saphia esquissa un sourire. Un sourire heureux, un sourire entier. La vraie vie commençait.