« Ce n'est pas vraiment un cahier, mais un amoncellement de feuilles, gribouillées à la va-vite ou décorées d'une écriture appliquée et réfléchie, tâchées d'on ne sait quoi ou impeccables. Du crayon de papier jusqu'à l'encre raffinée de Chine. C'est là toute sa vie, des notes d'enfance, d'un simple moment plaisant jusqu'au cauchemars qui le hante encore. L'amour parfois. Des feuilles bien gardées, pliées et repliées, mises ici et là mais toujours sous surveillance. Même si vous les trouver, à moins de vous y connaitre en vieille magie, vous vous en sortirez avec des brulures immondes aux mains. Bandes de voleurs.»

« Cette nuit j'ai tué quelqu'un. Encore. J'étais perdu et je n'ai rien à dire pour me faire pardonner. J'errais encore dans les rues, à la recherche d'alcool – je pourrais avoir honte, mais non, ce goût âpre est la seule chose qui me ramène à la vie, Londres est tellement gris ! (la phrase suivante est gribouillé avec rage). Non, je ne savais pas comment il s'appelait. Je sais bien que ce n'est pas le premier, ce ne sera sûrement pas le dernier, mais je n'arrive pas à comprendre. Pourquoi ? Tout s'embrume dans mon esprit. Mais pourquoi quoi ? Je n'y arrive plus. Le sang de cet homme est toujours sur mes mains, alors que j'écris. Quelqu'un lira-t-il mes feuilles un jour ? J'espère que non. Pourquoi est-ce que ce sang ne veut pas partir alors que je frotte de toutes mes forces ? Il y en a jusque sur mes chaussures, mon visage, un peu partout sur le sol. J'aurais dû faire ça proprement. Ne pas taper aussi fort. Arrêter alors qu'il gémissait encore de douleur. Mais c'était de sa faute. Je ne sais même pas pourquoi je me justifie. Ce n'était qu'un chien de plus, sûrement plus heureux là où il est maintenant qu'en vie, à trainer de bars en bars, sans aucun but dans la vie. Est-ce qu'on pense de moi ? Que je suis un bon à rien ? Un ivrogne ? J'aimerais tellement partir de Londres, mais si je m'en vais, papa ne me donnera plus rien et je n'ai pas envie de devenir un voleur. Je suis tout sauf un voleur. Je me souviens ce qu'on faisait aux voleurs et aux lâches, au déserteur aussi, avec les camarades russes, on les tuait, comme des chiens, sans pitié, même s'ils criaient pardon et implorait une de ses figures auxquelles je n'ai jamais cru. Nikakoĭ poshchady ! Nikakoĭ poshchady ! J'entends encore la voix du sergent Malkovitch siffler à mes oreilles, comme tous les obus et les balles qui auraient dû me tuer. C'est ça le problème. Je suis toujours là alors que je ne devrais pas. J'aurais dû mourir en héros, revenir dans un cercueil brillant où tous mes camarades auraient chanté à l'unisson pour me célébrer. Une mort heureuse. Enfin. Et pourtant je sens toujours la pluie gelée ruisseler sur mon visage et la boue alourdir mes vêtements. Mais c'est une boue anglaise, même elle semble dénué de toute once de vie, d'éclats, de force. C'est une boue sans vie, comme Londres. Il n'y a qu'avec les filles que je me sens bien. Quand je dors dans le creux de leurs bras, la tête entre leurs seins, là, enfin, les balles se calment mais surtout, quand elles me lavent, le sang part enfin. Peut-être que c'est tout ce qui me manque. Des femmes, des femmes qui m'aiment et prennent soin de moi. Qui m'écoutent, m'applaudissent, voit le héros qui sommeille en moi. De la vie, enfin.»